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Nouvelles du terrain : Ashley Judd relate les terribles épreuves auxquelles sont confrontés les réfugiés Rohingya
- 26 Février 2018
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A la mi-février, Ashley Judd, Ambassadrice de bonne volonté de l’UNFPA, écrivaine et actrice engagée dans l’humanitaire, s’est rendue à Cox’s Bazar au Bangladesh pour y rencontrer des réfugiés Rohingya ayant échappé aux violences dans l’état de Rakhine en Birmanie. Sur place, elle a visité des cliniques financées par l’UNFPA ainsi que des espaces d’accueil pour femmes. Voici des extraits de son journal de voyage, parfois raccourcis pour plus de clarté et de concision.
COX’S BAZAR, Bangladesh – Marcher depuis la Birmanie a pris aux réfugiés que j’ai rencontrés cinq jours, neuf jours et jusqu'à quinze jours pour certains. Leurs villages brûlés les ont poussés à partir. Près de 688 000 Rohingya traumatisés et en grande détresse sont arrivés au Bangladesh ces six derniers mois, répartis dans 26 camps et communautés d’accueil.
La surpopulation est un grave problème, de même que la nature du terrain : vallonné, pentu, glissant. La saison des moussons commence en juin, un désastre naturel qui va venir compliquer une crise humanitaire déjà extrêmement complexe.
A l’intérieur des camps, on manque de tout ce qui est nécessaire : abri, nourriture, eau potable, sanitaires, soins médicaux, tranquillité, assurance que les proches vont bien ; on ne peut pas non plus échapper au souvenir que l’on a laissé des bébés, des enfants ou des personnes âgées en Birmanie.
Lambasia, extension du site de Kutupalong
Il y a 19 centres d’accueil de l’UNFPA pour les femmes à Cox’s Bazar. Ces espaces, appelés shanti khana (“maisons de paix”) par les Rohingya, sont des espaces où les femmes sont en sécurité et peuvent se détendre, mettre en place des réseaux d’entraide, recevoir une aide psychosociale et apprendre quels services sont disponibles dans le camp. Du personnel spécialisé est chargé de gérer les différentes situations.
Nous nous rendons au centre d’accueil pour femmes de Lambasia. Il y a une salle dédiée à des entretiens psychologiques privés, équipée de coussins pour que les femmes puissent s’allonger lorsqu’elles racontent les terribles épreuves qu’elles ont traversées. L’autre salle est réservée à la sage-femme, avec une table d’examen et une affiche au mur.
Cet espace n’a pas besoin de grand-chose pour être essentiel aux Rohingya qui y viennent.
Plus de 40 femmes sont venues aujourd’hui. Il est temps d’écouter, et les histoires pleuvent.
La femme qui parle a perdu son père et son fils dans un massacre. Elle a perdu son mari alors qu’elle venait d’accoucher. Elle a emmaillotté son ventre encore douloureux et a porté son nouveau-né avec elle et a payé quelqu’un pour porter ses deux enfants de 1 et 3 ans.
Ces femmes sont aussi là pour apprendre.
Il y a des sessions d’information très utiles. Les femmes s’y précipitent pour apprendre que les hommes peuvent chercher à épouser des enfants alors que leurs corps de jeunes filles ne sont pas encore prêts pour les rapports sexuels, la grossesse et l’accouchement. Et que ceux qui se rapprochent des familles en proposant des rations de nourriture, avec de belles paroles, veulent peut-être seulement amener les jeunes filles jusqu’à un hôtel pour les violer, ce qui est arrivé à des personnes qu’elles connaissent. Des méthodes de contraception volontaire sont à la disposition des femmes qui ne veulent pas avoir d’enfant tant qu’elles sont dans un camp. 170 000 des nouvelles arrivantes sont en âge de procréer.
Des réunions se tiennent aussi.
Les femmes et les enfants se retrouvent après avoir été séparés par le chaos, les meurtres et la douleur. Des mères, des sœurs, des belles-mères, des belles-sœurs se jettent au cou les unes des autres et pleurent de soulagement de s’être retrouvées. Elles pleurent aussi en apprenant la mort de leurs proches au village ou sur la route. Elles écoutent avec empathie les récits du voyage, des accouchements sur la route, des proches laissés derrière elles.
Nous ne pensons presque jamais aux femmes enceintes en temps de crise. Nous nous imaginons que la vie se fige. Mais des femmes étaient enceintes avant de quitter la Birmanie, de leurs maris ou bien d’hommes qui les ont violées. Rien n’empêche l’accouchement. Au moment où j’écris, 34 000 des femmes parmis les nouvelles réfugiées sont enceintes.
Nous visitons le Camp D5 pour aller voir les sages-femmes, qui sont en pleine effervescence depuis le début de la crise des Rohingya. Depuis le mois d’août, elles ont examiné plus de 170 000 femmes – des réfugiées, mais aussi des femmes des communautés qui les accueillent – enceintes ou qui avaient besoin de soins.
Parmi la population concernée, environ 40 000 femmes ont reçu des soins prénatals. Plus de 1 500 bébés sont nés dans les structures financées par l’UNFPA.
Mais 78 pour cent des naissances chez les réfugiées ont lieu hors de structures de santé. L’UNFPA a distribué plus de 5 000 kits d’accouchement stériles (contenant un tapis stérile pour l’accouchement, des gants, du savon, un rasoir, une pince pour le cordon ombilical et une poire d’aspiration pour dégager les voies respiratoires du nouveau-né), et encourage les mères à les emmener avec elles dans une structure de santé lorsque le travail commence.
Au centre de soins de Balukhali, la queue pour les soins maternels est si longue que ça en est surréaliste. Elle se divise en trois, et des dizaines de femmes arrivent encore pour la rejoindre.
C’est là que je rencontre Ajida.
Nous sommes au début de la queue pour la maternité, mais Ajida passe son tour et préfère s’asseoir avec moi.
Elle me raconte son histoire. Après le massacre, elle a fui avec sa famille, dont huit enfants, dans un bateau qui a été pris en chasse. Le bateau a chaviré. Quatre de ses enfants sont morts – l’un de 10 ans, des jumeaux de 7 ans et un le plus jeune de 3 ans. Sa famille lui manque.
Elle en est à sa neuvième grossesse, mais me dit que son bébé n’a pas bougé depuis un mois. J’aimerais faire comme si elle ne m’avait rien dit, parce qu’après quatre enfants déjà morts, cette nouvelle est absolument terrible.
Nous visitons un autre espace dédié aux femmes, où elles peuvent faire ce qu’elles veulent entre femmes, entre égales.
Ici, on me dit : « Il fait tellement chaud à l’intérieur. C’est insupportable. Vous pourriez faire en sorte qu’ils nous donnent un ventilateur ? Ma fille pourrait coudre et gagner un peu d’argent si nous avions une machine à coudre. Mon fils de 12 ans a reçu une balle dans la tête et je l’ai laissé pour mort, mais quand je suis arrivée on m’a dit qu’il avait survécu, et il est ici à présent. J’ai vu le village brûler et je me suis enfuie. Il y a tellement de femmes qui ont été violées. Nous n’avons pas d’argent ni de voile pour sortir. Mon mari dit qu’il faut que je me couvre la tête. Il n’y a de liberté nulle part. »
Malgré les souffrances et les privations, elles sont très généreuses.
L’une me masse avec dévouement – je n’avais jamais reçu un tel massage. Elle me dépose des baisers sur tout le visage.
Une autre me prend tout contre elle et me caresse les cheveux.
Une autre encore presse ses paumes contre ma tête en nous berçant doucement, tandis que nous regardons un film sur les dangers du mariage d’enfants.
On dirait que l’esprit humain a besoin de donner pour survivre, même dans des circonstances d’oppression extrême.
Quelle autre explication peut-il y avoir au fait que j’entre dans cet espace et que ce soit à moi qu’on donne tant ? Etre capable de donner est l’essence même de la dignité humaine.
Pour mon dernier jour, je retourne au centre d’accueil pour femmes de Lambasia.
De temps à autre, je réalise brutalement que chacune des personnes présentes est venue à pied jusqu’ici. Hier, j’ai eu besoin de le dire à voix haute : « Vous avez vraiment marché jusqu’ici, chacune de vous? » Elles ont toutes acquiescé. Oui, je suis venue à pied.
Je pense à cela. Les enfants contre lesquels je me blottis et que je prends dans mes bras sont venus à pied de Birmanie.
C’est injuste. Les enfants ne devraient pas se retrouver en migration forcée. Ils devraient être à l’école, en train de profiter d’un bain donné par une personne aimante, ou rêvant d’après-midi de jeux.
Plus de 40 enfants sont assis avec moi dans un cercle très serré. Ils veulent participer, sentir un lien, et on dirait que tout les amuse, que tout est prétexte au jeu.
J’étends mes jambes devant moi. Ils font de même, et nos pieds semblent pointer comme les aiguilles d’une boussole vers le centre d’un cercle d’égalité et d’appartenance commune.
La journée touche à sa fin. J’ai terminé mon séjour au camp.
Pourtant, j’ai l’impression que ce n’est pas suffisant. Rien ne suffira jamais, pas quand marier une fille à un adulte est perçu comme le seul « espoir » pour son avenir, pas quand une femme qui tente de se laver est agressée uniquement parce qu’elle est telle que Dieu l’a faite. Quand il n’y a pas assez d’abri, de nourriture, d’eau, de sécurité, de dignité, et qu’aucune solution ne se profile, comment écouter et observer pourrait-il suffire ?
Même si ce n’est pas suffisant, je dois pourtant m’en contenter, au risque de devenir folle à la pensée de la réalité interminable et douloureuse de leur fardeau, et au fait que leurs vies sont à la fois bien trop pour elles, et pas assez.